En pleine rivière d’Auray, entre Pluneret et Crac’h, les vestiges d’une construction antique inscrits au titre des monuments historiques en 2002 se dissimulent aux regards. Les sources documentaires et différentes opérations archéologiques permettent aujourd’hui d’imaginer la restitution de cet ouvrage d’art exceptionnel considéré, en l’état actuel des connaissances, comme le seul exemple dans le monde romain d’un pont-aqueduc qui franchissait un bras de mer.
Première mentions, premières hypothèses : d’un pont routier à un pont-aqueduc
C’est au 17e siècle que l’on retrouve les plus anciennes mentions de la présence de vestiges d’un pont permettant de relier Kerisper (Pluneret) et Rosnarho (Crach) sur la rivière d’Auray. Les cartes marines signalent un « Pont de l’Arche » ou « Pont des Arches ».
Le site est attesté par la suite vers 1756 par C.-P. de Robien. Cet homme politique, historien et collectionneur d’art, est alors propriétaire du château du Plessis-Kaer, situé à 500 m en amont. Il décrit dans son Histoire ancienne et naturelle de la province de Bretagne « les restes d’un pont dont on perçoit encore, à marée basse, quelques piles qu’on a bien de la peine à détruire pour nettoyer la rivière ». S’il le dénomme alors « Pont des Espagnols », il n’en attribue pas moins l’ouvrage aux Romains au regard de sa maçonnerie et s’interroge sur sa destination. Progressivement, la dénomination « Pont des Espagnols » est remplacée par « Pont de César ». Les érudits de l’époque citeront également cet ouvrage, l’associant généralement à un pont routier.
Il faut attendre le 19e siècle pour que de nouvelles pistes de compréhension soient proposées. En 1841, L.-J.-M. Bizeul envisage pour la première fois que ces vestiges puissent être rattachés aux agglomérations antiques de Vannes et de Locmariaquer. Quelques décennies plus tard, G. de Closmadeuc, membre de la Société Polymathique du Morbihan, en propose une nouvelle interprétation. Ce dernier est alors sollicité pour son expertise lors de travaux d’aménagement d’un parc dans le domaine de Rosnarho qui révèlent dix massifs de maçonnerie alignés sur les structures immergées. L’érudit en propose une description détaillée et réfute pour la première fois l’hypothèse d’un pont-routier. Il s’agit pour lui d’un pont-aqueduc.
Conserver ou détruire ?
Dès le 18e siècle, ces vestiges rendent problématique la navigation en rivière d’Auray et contribuent à son envasement. L’accroissement du trafic et le développement du tourisme par la suite, conduisent les pouvoirs publics à solliciter divers travaux d’aménagement. De premières expertises sur les travaux à mener sont réalisées en 1752-1753 par l’École royale d’Hydrologie d’Auray.
Une première pile est abaissée en 1869 pour faciliter le passage du bateau de liaison entre Belle-Île et Auray. Entre 1897 et 1899, de nouveaux travaux d’écrêtement sont lancés. Trois des cinq piles immergées devaient alors faire l’objet d’un dérasement mais leur résistance à la dynamite ne le permettra pas. Seule une pile sera abaissée grâce au recours à un scaphandrier.
En 1960-1961, de nouveaux travaux sont engagés pour ouvrir un chenal permettant notamment le passage des vedettes touristiques. Si l’intégrité des vestiges a été mise à mal, ces différents travaux qui révèlent la structure interne des vestiges immergés permettent aux chercheurs d’en apprendre plus sur les techniques de construction employées.
Des vestiges à la restitution
On observe un regain d’intérêt pour cet ouvrage d’art dans la deuxième moitié du 20e siècle. En 1983, le Centre d'Études et de Recherches Archéologiques du Morbihan (CERAM) entreprend de nouvelles études avec pour objectif de vérifier l’existence et l’état des vestiges décrits par G. de Closmadeuc. P. André et F. Bougis mènent alors des recherches documentaires et archéologiques. Une équipe de plongeurs est également mise à contribution.
De 2000 à 2004, une nouvelle équipe est mobilisée, supervisée par E. Philippe, A. Provost et B. Leprêtre. Forte de son expérience acquise lors de l’étude de l’aqueduc gallo-romain de Carhaix quelques années auparavant, elle concentre ses recherches sur le tracé du pont-aqueduc et mène des sondages sur les deux rives. Les spécialistes proposent également une datation de l’ouvrage grâce à l’étude de deux fragments de poutres prélevés au 19e siècle et présents dans les collections de la Société Polymathique du Morbihan. Leur analyse dendrochronologique (NOTE) permet aux chercheurs d’estimer la phase d’abattage des arbres et de construction du pont dans le premier quart du IIe siècle de notre ère, soit entre 100 et 125. Les résultats de ces recherches soulèvent également de nouveaux mystères. Si des travaux préparatoires à la construction du tracé de l’aqueduc ont bien été entrepris en aval, ces opérations révèlent également un arrêt définitif du chantier avant la mise en place des canalisations… Comment expliquer une telle interruption ?
Les archéologues avancent différentes hypothèses. Il est tout d’abord connu que les Vénètes ont rencontré des difficultés financières au 2e siècle. Une inscription découverte à Sens dans l’Yonne mentionne d’ailleurs la nomination d’un curateur de la cité des Vénètes. Or un aqueduc est alors la construction qui coûte le plus cher dans le monde romain… Il faut donc d’importants moyens pour le construire et l’entretenir. D’autres hypothèses évoquent un changement d’ordre politique ou encore des difficultés techniques.
Ces différents travaux et la connaissance des techniques de construction romaine permettent aujourd’hui de proposer une restitution de cet aqueduc. En 2019, l’association Arkheo d’Auray s’associe à la Société Polymathique du Morbihan et réalise une reconstitution numérique hypothétique du « Pont de César » rendant ce patrimoine peu visible bien plus tangible. Cette synthèse des connaissances nous permet d’imaginer un pont-aqueduc d’environ 14 m de hauteur qui se développait sur 440 m de longueur, si l’on comprend les deux ouvrages d’accès situés sur les rives.
Un aqueduc mais pourquoi ?
La question de l’origine et de la destination des conduits est également au cœur des recherches entreprises à partir de la deuxième moitié du 20e siècle. En effet, les études antérieures ne permettent pas d’envisager le tracé de l’aqueduc. De plus, on ne retrouve aucune mention de vestiges de l’aqueduc en dehors de l’ouvrage de franchissement.
L’importance des vestiges et le coût d’une telle construction orientent les chercheurs vers l’hypothèse d’une arrivée dans une agglomération antique. Une proposition satisfaisante d’arrivée est celle de l’agglomération antique de Locmariaquer. Mal connue pour son passé antique, Locmariaquer n’en reste pas moins une riche agglomération à l’époque romaine. On estime aujourd’hui qu’il s’agissait d’une ville-sanctuaire, peut-être liée à la mémoire de la bataille navale ayant opposé en -56 les Vénètes à la flotte des Romains, ou encore aux ensembles mégalithiques situés à proximité. Des fouilles anciennes mentionnent deux fanums (temples), des éléments d’architecture religieuse, mais également un vaste théâtre, et l’on sait que les villes sanctuaires gallo-romaines fonctionnaient autour d’un théâtre, d’un grand temple et de thermes publics. Si ces derniers n’ont jamais été retrouvés, leur édification aurait justifié la nécessité d’une alimentation en eau. Quant à l’origine du tracé, les chercheurs s’accordent aujourd’hui sur une captation de l’eau sur le Sal.
Le Pont de Rosnarho dans les archives départementales du Morbihan
Si nous ne connaissons pas de sources primaires concernant la construction de cet ouvrage, les archives départementales conservent des sources postérieures qui concourent à la connaissance et à la compréhension des vestiges du pont-aqueduc de Rosnarho.
Les archives des Ponts et Chaussées relatives aux travaux engagés pour faciliter la navigation en rivière d’Auray (dragage, écrêtement des piles) témoignent ainsi de l’état des vestiges au 19e siècle. La richesse des travaux préparatoires à ces aménagements comprenant plans, relevés et rapports nous renseignent sur l’aspect original de l’ouvrage et ses méthodes de construction. Notons également ici les échanges entre le docteur de Closmadeuc et les ingénieurs des Ponts et Chaussées dont témoignent deux courriers conservés dans le fonds Léon Lallement.
Les archives plus récentes de l’ancienne direction départementale de l’équipement (DDE) comportent aussi des travaux préparatoires à l’ouverture d’un chenal dans les années 1960-61. Le recours aux explosifs pour détruire une partie des vestiges et sa documentation nous renseignent notamment sur la structure interne des vestiges immergés.
Les travaux de recherche et les archives de fouille conservés dans le fonds Patrick André offrent quant à eux un nouveau prisme de lecture de ces vestiges.
Sources utilisées :
- 150 J 3. - Bono, Site du pont aqueduc gallo-romain de Rosnarho, recherches sur le tracé amont et aval du conduit, 1983-2007.
- 7 J 150. - Correspondance de G.-T. de Closmadeuc, 1899
- 4 S 274. - Projets d'écrêtement des ruines du pont de César, 1869-1884
- 4 S 1190.- Dossiers de l'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, écrêtement des piles du pont de César, 1868-1899.
- 4 S 1349. - Dossiers de l'ingénieur d'arrondissement des Ponts et Chaussées, enlèvement des piles du pont de César, 1875-1900
- 1560 W 179. - Direction départementale de l'équipement, amélioration des profondeurs entre la pointe de Rosnarho et Saint-Goustan, occupations temporaires du domaine public maritime ayant un caractère historique, 1961-1965
- IB 179. - ANDRE (P.), BOUGIS (F.), « Le pont-aqueduc de Kerisper-Rosnarho (Morbihan), hypothèses de restitution », Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan, CXVIII, 1992, pp. 143-155.
- EB 678. - ANDRE (P.), BOUGIS (F.), CATON (G.), Nouveaux aspects de l'archéologie du Pays d'Auray, Société d'histoire et d'archéologie du pays d'Auray, 2009.
- EB 482. - CHARTIER (E.), « L'aqueduc romain de Locmariaquer », Ar Men, n°127, 2002, pp. 58-59.
- IB 179. - DE CLOSMADEUC, « Le Pont de César sur la rivière d’Auray », Bulletin de la Société Polymathique du Morbihan, XVIII, 1874, pp. 124-130.
- PB 536. - DE ROBIEN C.-P., Histoire ancienne et naturelle de la province de Bretagne, 1756, réédition mise au point par J.-Y. Veillard, Mayenne, éd. Floch, 1974, pp. 9-13.
- PB 2517. - GALLIOU (P.) et al., Morbihan (56). Carte archéologique de la Gaule, Académie des Inscriptions et des Belles Lettres, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2009, pp. 122-123.
- PER 265. - PHILIPPE (E.), PROVOST (A.), LEPRETRE (B.), « L’aqueduc inachevé de l’agglomération antique de Locmariaquer », Aremorica, 2, 2008, pp. 155-203.
- PROVOST (A.), LEPRETRE (B.), PHILIPPE (E.), Aqueduc antique de Locmariaquer (Morbihan), rapports de prospection thématique, SRA Bretagne, 2000 et 2001.
- PHILIPPE (E.), LEPRETRE (B.), PROVOST (A)., Pont-aqueduc antique de Kerisper-Rosnarho (communes de Pluneret et Crac’h-Morbihan), rapports de sondages et de fouille archéologiques, SRA Bretagne, 2003 et 2004.
Note de l'auteur
- Datation par l’étude des cernes du bois.