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1903, 42 jours de grève aux Forges

À l’orée du 20e siècle, les forges d’Hennebont, fondées en 1860 par Émile et Henri Trottier sur le site de Kerglaw à Inzinzac-Lochrist, occupent une place prépondérante dans le paysage industriel morbihannais. Installées dans la basse vallée du Blavet qui concentre, avec la rade de Lorient, 70 % de l’emploi industriel du départementnote, les usines de Kerglaw et de Lochrist emploient alors quelque 2 000 ouvriers qui travaillent à produire tôle, fer-blanc, fer-noir, fonte et tuyaux en bois et coaltar. Les conditions de travail y sont très difficiles et les salaires extrêmement bas. C’est dans ce contexte que les forges d’Hennebont s’apprêtent à connaître, en 1903, la première grève majeure de leur histoire.

Aux origines du mouvement

Le point de départ de ce mouvement social d’ampleur se situe en juin de l’année 1903. Jules Égré, qui occupe alors le poste de directeur des Forges, annonce sa décision de faire appliquer scrupuleusement la convention de 1899 qui réglemente les activités de l’usine. Celle-ci a pour conséquence le retrait d’une prime jusqu’alors accordée aux chauffeurs-gaziers. Ces derniers, au nombre de huit, jouaient un rôle fondamental au sein de l’usine en ce qu’ils étaient chargés d’assurer la bonne marche et l’entretien des fours Martin. Un poste résolument stratégique qui avait une contrainte majeure : celle, pour les ouvriers concernés, de devoir travailler le dimanche afin de décrasser les fours et les conduites de gaz et rallumer les fours pour le lundi. Un surcroît d’activité qui leur valut, sous la direction de Jacques Giband, une gratification dominicale de l’ordre de 12 francs à répartir entre eux.
En réaction à la suppression de cette prime, les ouvriers sollicitent, en vain, le directeur pour lui demander une augmentation de leurs salaires. Dans ses colonnes, Le Progrès du Morbihan dresse un portrait assez sévère de Jules Égré : « Ce monsieur qui est arrivé assez pauvre ici et qui se crée rapidement (...) une jolie fortune ne veut pas que les ouvriers qui lui donnent la richesse et le luxe aient un peu de bien-être. D’ailleurs, c’est un directeur sans tact, hargneux, désagréable, une sorte de sous-off rancunier et sournois. »

Le déclenchement de la grève générale

Face à ce refus, la grève générale est votée par la chambre syndicale le 1er juillet par 366 voix contre 9. Ce ne sont pas moins de 1 800 ouvriersnote qui cessent le travail, apportant ainsi leur soutien aux chauffeurs mais aussi aux manœuvres qui à leur tour demandent une augmentation de leur salaire - alors le plus faible de l’usine (1,75 franc par jour) - de l’ordre de 50 centimes.
Très rapidement, la mobilisation se fait plus importante. Les ouvriers sont notamment rejoints par Albert Bourchet, délégué fédéral de la CGT, le 3 juillet. Le lendemain, ce sont des renforts de gendarmerie ainsi qu’un détachement militaire qui arrivent sur les lieux pour assurer l’ordre, en prévision des désordres. Une inquiétude qui se confirme les 6 et 7 juillet, journées au cours desquelles les premiers incidents graves éclatent. Le 6, des femmes, rapidement rejointes par des ouvriers, manifestent de manière violente devant le château qui surplombe l’usine, résidence de Jules Égré : des grilles sont détruites, des vitres brisées. L’agitation prend fin à la suite de l’intervention de troupesnote mais redémarre dès le lendemain. L’Ouest-Éclair écrit à ce propos que

« dès neuf heures du matin, les rues sont noires de monde ; les citadins sont animés par les chants et les cris des manifestants ; le drapeau rouge est porté par une femme. Les manifestants se dirigent vers l’usine Lochrist où ils menacent de tout briser si Égré, leur directeur, ne leur donne pas satisfactionnote. »
 

L’opinion publique et la presse prennent fait et cause pour les grévistes. Dans son édition du 15 juillet 1903, Le Progrès du Morbihan écrit que « lorsqu’une importante compagnie réalise de gros bénéfices, distribue des dividendes de 6 % et augmente de 50 % le traitement du personnel dirigeant, il est permis de trouver légitimes les revendications de malheureux manœuvres gagnant 34 sous par jour. (...) On parle quelquefois de salaire de famine ; je crois que celui-là en est un ».

Les jours suivants, le calme revient et le conflit s’enlise, les deux parties campant sur leurs positions. Le 8 juillet, les dirigeants de la Société générale des cirages français persistent, par le biais d’un télégramme, dans leur volonté de ne pas céder, puis annoncent, le 10, la fermeture jusqu’à nouvel ordre des usines de Kerglaw et Lochrist dans l’attente d’un « nouvel embauchage du personnel nécessaire note ». Dans le même temps, les manifestants, qui continuent de battre le pavé au son de La Carmagnole, réagissent par l’intermédiaire de leur comité : « En réponse au cynisme de potentats insolents des usines, les ouvriers se révoltent à la vue des ignobles placards collés aux murs de la ville. Les ouvriers sont décidés à se soutenir dans ce moment critique et c’est en criant de toutes leurs forces qu’ils demandent le renvoi de leurs tyrans, de la direction et sous-direction et des gardes-chiourmes.note »

À partir de là, les premières tentatives de conciliation débutent. Le 11 juillet, un journaliste de L’Ouest-Éclair note que le sous-préfet de Lorient et le maire d’Hennebont se sont rendus sur place pour tenter de trouver une issue favorable au conflit, en vain note. Les grévistes eux-mêmes s’engagent dans cette recherche de compromis en proposant à Jules Égré, le 13 juillet, une augmentation journalière de 0,25 franc pour les manœuvres. Le directeur en prend note et transmet les revendications au conseil d’administration.

Un mouvement gagné par la violence

Paradoxalement, c’est au cours de cette même journée que la grève prend une tournure violente. Dans la soirée, des ouvriers envahissent l’usine de Kerglaw à la recherche de points combustibles à incendier tandis que d’autres s’en prennent aux gardiens. Plus loin, au pont de Lochrist, des affrontements éclatent entre grévistes et gendarmes. Finalement, deux détachements d’infanterie arrivent sur place et parviennent à mettre fin aux violences et à disperser les ouvriers. Dix-sept individus sont arrêtés et interrogés avant d’être relâchésnote. Face à la crainte de nouveaux troubles, le sous-préfet de Lorient, le capitaine Gaudon et Gide, chef de bataillon du 62e de ligne, sont sur place en permanence note.
En parallèle, les ouvriers, affamés, dévastent les champs alentours et pillent les habitations. Dans son édition du 15 juillet 1903, Le Phare de Bretagne nous apprend ainsi qu’« en ville, les commerçants si peu habitués à ces désordres (...) sont dans une quasi-terreurnote».

Les hostilités reprennent dans la nuit du 21 juillet : les ouvriers projettent un envahissement de l’usine mais sont empêchés dans leur entreprise par les forces de l’ordre. De là, des affrontements s’engagent, les ouvriers érigeant par ailleurs des barricades sur les ponts d’Hennebont et de Lochrist mais également près des voies d’accès à l’usine. Malgré une bonne résistance, les ouvriers sont finalement dispersés par la troupe qui procède à sept interpellations.
Sentant la lassitude gagner les manifestants, la Société des cirages français publie un communiqué le 22 juillet : « Pour donner satisfaction aux nombreuses demandes d’ouvriers qui désirent être embauchés au moment de la reprise du travail, un registre d’inscription est ouvert aux bureaux de Kerglaw ». Parmi les grévistes, une minorité désire en effet reprendre le travail. L’Ouest-Éclair nous livre le témoignage de l’un d’entre eux, G. Carimalo : « Si on n’avait pas peur, il y a longtemps qu’on aurait repris le travail. »
Néanmoins, plus nombreux sont ceux qui sont décidés à poursuivre la lutte. Le 23 juillet, ces derniers placardent une affiche dans laquelle ils réaffirment leur détermination. On peut notamment y lire ceci : « La direction de l’usine (...) vient de faire un appel à la trahison et de demander par affiches à ceux qui voudraient se soumettre de se présenter à l’usine. Pas un travailleur honnête ne répondra : il n’y a parmi les grévistes ni lâches ni traîtres. (...) La cause des travailleurs est juste. Ils défendent, dans un bel élan de solidarité, le pain de leurs femmes et de leurs enfants. (...) Les ouvriers, forts de leur bon droit, resteront unis malgré tout. »
 

Plus tard dans la soirée, ces mêmes grévistes, après avoir été dispersés par des soldats à la suite d’une manifestation débutée sur les quais, se dirigent par centaines vers la ville d’Hennebont où ils s’attaquent aux commerces. Ces débordements, qui sont à l’origine de nombreux dégâts, écornent l’image des grévistes. L’Ouest-Éclair, dans son édition du 25 juillet, a des mots durs à leur endroit : « Ce n’étaient vraiment plus des ouvriers réclamant du travail et un minimum de salaires, mais des ennemis traitant Hennebont en pays conquis ». Les désordres se poursuivent le 24 juillet : alors que 3 000 ouvriers battent le pavé afin d’obtenir la libération de l’un des leurs, arrêté la veille, une autre manifestation se tient dans la ville en soutien aux eudistes de Kerlois note. Ces deux mouvements se rencontrent et se livrent à de violents affrontements physiques. Finalement le calme revient par l’intermédiaire du maire qui fait intervenir les troupes.
Alors que la grève et les troubles ne faiblissent pas, l’état de siège est proclamé le 25 juillet et un arrêté de Jacques Giband et Ernest Moullé interdit les attroupements après neuf heures du soir note.
Les grévistes n’ont cure de cette interdiction et se réunissent le soir du 26 juillet. Si les quelque 5 000 manifestants à défiler se montrent pacifiques dans un premier temps, l’intervention de la troupe pour faire respecter l’arrêté et disperser la foule met le feu aux poudres : des affrontements éclatent et se soldent par douze arrestations note.

À la suite de ces incidents et en dépit du nouveau refus de la direction de répondre favorablement aux demandes des ouvriers, le calme revient. Il se trouve en effet que les grévistes font face à un problème majeur, celui de la subsistancenote. Par ailleurs, les peines de prison prononcées à l’encontre de certains grévistes arrêtés dissuadent les autres de reprendre la lutte.
Dans les jours qui suivent, des grévistes se détachent du mouvement et reprennent le travail : ils sont 400 le 30 juillet. Dans le même temps, le 2 août, le secrétaire de la fédération CGT de la métallurgie, Jean Latapie, arrive à Hennebont et prononce un discours assez virulent, déclenchant des heurts entre manifestants et forces de l’ordre. Ce désordre se solde par de nombreux blessés de chaque côté ainsi que par 27 arrestations, dont celle de Jean Latapie, retrouvé avec un revolver chargé. Tous sont rapidement transférés à la prison de Lorient en attendant leur jugement.

Cet événement marque un tournant dans la grève puisqu’il déplace le théâtre des opérations à Lorient. En effet, le lendemain, se tient le procès de Pierre Le Bolay, un gréviste qui avait été arrêté le 23 juillet et qui déclarait avoir été frappé par des gendarmes. Ainsi, ce ne sont pas moins de 2 000 manifestants acquis à sa cause (métallurgistes, ouvriers de l’arsenal et du port de Lorient, anarchistes lorientais) qui se tiennent devant le tribunal. La déception est immense lorsque la décision finale tombe : Le Bolay est condamné à deux mois de prison. Il n’en fallait pas plus pour déclencher l’ire des manifestants qui assiègent le tribunal. S’ensuivent plusieurs heures de manifestations et de heurts avec les forces de l’ordre. À 21 heures, la force armée est dépêchée sur place mais il faudra attendre les 2 heures du matin pour que l’émeute cesse : à ce moment, on compte cinquante arrestations et plusieurs dizaines de blessés. Deux jours plus tard, le 5 août, les manifestants battent de nouveau le pavé en soutien à Jean Latapie, dont le procès doit se tenir le lendemain. Nombreux sont les ouvriers lorientais à manifester aux chants de l’Internationale et à scander « Latapie, liberté ». L’intervention de la troupe ne se fait pas attendre et s’engagent alors plusieurs heures d’affrontements qui se soldent de nouveau par des blessés et des arrestations.
 

De la conciliation à la victoire finale des grévistes

En parallèle, la situation évolue à Hennebont. Le 4 août, Albert Lévy, délégué fédéral de la CGT, se trouve à Hennebont pour prôner le calme et rencontrer le préfet du Morbihan qui promet d’intervenir auprès de la direction des Forges. Dans le même temps, le comité de grève adresse deux lettres à Émile Combes, alors président du Conseil et ministre de l’Intérieur : une première pour se plaindre de la violence dont fait preuve la troupe, une deuxième pour exposer la légitimité de la grève et demander aux pouvoirs publics de relancer les négociations.

Dès le lendemain, le préfet rencontre Jules Égré en vue d’une conciliation et se positionne en tant que porte-parole des ouvriersnote. Par ailleurs, le 7 août, Émile Combes reçoit plusieurs représentants syndicaux ainsi qu’Oscar Saint-Prix, président du conseil d’administration de la Société des Cirages françaisnote.

Ce même jour se tient à Lorient le procès Latapie. Or, contre toute attente et alors que se dessinait un scénario favorable, le tribunal prononce des peines allant de quinze jours à trois mois de prison ferme. Ce verdict provoque la colère des 2 000 manifestants présents pour l’occasion. Finalement, le sous-préfet de Lorient Duclos intervient et obtient la remise en liberté des condamnés.

Une première victoire qui en appelle une autre, plus grande encore : le lendemain, samedi 8 août, une annonce est faite : « M. le président du Conseil et M. le préfet du Morbihan ayant fait appel aux sentiments d’humanité du Conseil d’administration de la Société des Cirages français et lui ayant fait savoir qu’une augmentation de 25 centimes par jour mettrait fin au conflit existant à Hennebont, le Conseil d’administration autorise son directeur M. Egré à accorder cette augmentation. »
 

À Hennebont, c’est l’effervescence : les grévistes ont gagné la bataille qu’ils ont menée de haute lutte pendant près d’un mois. Plus encore, la direction des Forges s’engage à reprendre tous les grévistes. L’Ouest-Éclair titre « Victoire complète des grévistes » et déclare qu’à Hennebont

« c’est la joie complète, une universelle allégresse qui se reprodui[t] sur les visages glabres des grévistes en petites blouses bleues ou noires. (...) Dans la rue, on ne s’abord[e] que par ces mots : "C’est enfin fini note !" » 

Un soulagement général qui s’exprime dès le lendemain lors d’un défilé de victoire à travers les rues d’Hennebont.
Durant la semaine qui suit, le travail reprend progressivement : d’abord par roulement, puis, à partir du 13 août, de manière complètenote. Il en est désormais terminé de la grève.
 

Sources consultées

M 4512. - Conflits liés au travail, 1903-1906.

6 M 958. - Rapport de la sous-préfecture de Ploërmel sur la situation industrielle de l’arrondissement de Ploërmel (1873)

HB 6446. - Guilchet (Jacques), Hennebont. 1800-1950, Hennebont, 1992, 231 p.

TH 403. - Le Gall (Sébastien), Les mouvements sociaux aux forges d’Hennebont (1860-1968), Rennes, 1993, 145 p.

Notes de l'auteur

  1. La Révolution industrielle en Morbihan (1820-1930). Volume 1 : synthèse historique, Archives départementales du Morbihan, Vannes, 1999, p. 3.
  2. L’Arvor, 5 juillet 1903.
  3. Le Phare de Bretagne, 18 juillet 1903.
  4. L’Ouest-Éclair, 8 juillet 1903.
  5. Courrier breton : nouvelles du Morbihan, 12 juillet 1903.
  6. Courrier breton : nouvelles du Morbihan, 19 juillet 1903
  7. L’Ouest-Éclair, 12 juillet 1903.
  8. Courrier breton : nouvelles du Morbihan, 19 juillet 1903 ; Le Courrier des campagnes, 19 juillet 1903.
  9. Courrier breton : nouvelles du Morbihan, 19 juillet 1903.
  10. Le Phare de Bretagne, 15 juillet 1903.
  11. Ce soutien apporté aux eudistes de Kerlois trouve son origine dans les incidents qui ont émaillé l’expulsion de ces derniers en mai 1903. Priés de quitter leur couvent suite à la décision prise par le gouvernement Émile Combes de chasser les congrégations religieuses non autorisées, les eudistes optent alors pour la résistance en se barricadant. Des incidents éclatent avec les forces de l’ordre et se terminent devant la justice le 24 juillet. Ce jour-là, ils peuvent compter sur le soutien de nombreux manifestants mais ceux-ci se heurtent aux grévistes des Forges venus eux aussi battre le pavé dans les rues d’Hennebont.
  12. Le Nouvelliste du Morbihan, 30 juillet 1903.
  13. Le Nouvelliste du Morbihan, 30 juillet 1903.
  14. Le Nouvelliste du Morbihan, 30 juillet 1903.
  15. L’Ouest-Éclair, 6 août 1903.
  16. L’Ouest-Éclair, 7 août 1903.
  17. L’Ouest-Éclair, 9 août 1903.
  18. L’Ouest-Éclair, 12 août 1903.
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